Assit sur mon magnifique trône d'argent, je finis mon repas. Même si je refuse souvent de l'admettre, la Haute Cuisinière et les servantes font de très bons plats. J'en profite tous les jours, d'ailleurs. Alors que je racle le fond de l'assiette avec ma cuillère, je regarde deux servantes faire la poussière sur le meuble devant moi. Les bustes des anciens Hauts Ministres sont exposés ici. Un jour, le mien aussi figurera fièrement ici. Perdu dans mes pensées, je les regarde distraitement. Je réfléchis à mon programme de la journée. Je vais commencer par terminer mon petit déjeuner. J'irais faire un petit tour dans les Catacombes, pour voir un peu ce qu'il s'y passe. Et cette après-midi, je dois m'entretenir avec mon Second, « au sujet de la Dîme et de quelques autres petites choses », m'a-t-il dit ce matin même.

« Hé, faites attention à ça, maladroites ! » m'écris-je en sortant soudainement de mes pensées.

Décidément, ces deux jeunes rates sont aussi stupides que petites ... Ma foi, leur idiotie m'arrange bien, mais pas quand il s'agit de briser une des précieuses représentations de mes prédécesseurs. Heureusement qu'elle l'ont rattrapée à temps, sinon je les aurait écorchées vives ! C'est sacré. J'avale une dernière bouchée de cette excellente tarte aux framboises, et m'essuie proprement le museau avec la serviette. Je suis plus ou moins maniaque. Disons que j'aime quand tout est bien droit et aligné. Et bien, avouons-le, un Haut Ministre avec un museau tâché de framboises, c'est très peu crédible, n'est-ce pas ? Je tiens à mon image.

« Lilaaaaa ! » dis-je d'un air faussement chantant.

Lila est une jeune servante, que je connais depuis sa naissance. Enfin ... « Connaître  » est un bien grand mot. J'ai juste un dossier d'informations diverses sur elle, comme sur chaque membre des Catacombes. Mais il n'y a rien d'intéressant à dire sur cette petite, c'est une rate comme les autres. Celle-ci entre d'ailleurs dans la salle du trône, sans doute sort-elle des cuisines, ou de son dortoir.

« Ramène cette assiette à la cuisine, et ne me fais pas attendre, tu sais comme tout le monde que j'ai horreur des plats sales ! »

Elle s'exécute, et prend l'assiette qui attend sur l'accoudoir. Je regarde son petit minois gris s'en aller vers les cuisine, faisant courir mes griffes sur la place qu'occupait le plat. Lorsqu'elle revient, puisqu'avec le temps elle a dû apprendre que son Haut Ministre chéri n'aime pas qu'on parte sans qu'on l'ordonne, je lui fais signe d'avancer.

« Approche, ma petite, je ne vais pas te manger ! (Je laisse échapper un rire rauque, avant de reporter mon attention sur la servante.) Comment vas-tu ? Tu te plaît, ici ? »

Je sais bien que les conditions de vie des servantes sont détestables, mais c'est tout ce qu'elles méritent. Leurs parents, pour la plupart, ont été tués par l'Armée pour une raison plus précise. Elles ne valent pas mieux qu'eux. A vrai dire, ce que Lila en pense réellement m'en importe peu, je sais très bien qu'elle préfère sa vie d'avant. Ce qui m'intéresse, c'est plutôt le mensonge qu'elle va inventer pour éviter de me dire qu'elle n'aime pas vivre ici. Parce que m'avouer qu'elle n'est pas bien, elle sait, comme toutes les autres, que ce serait la pire des erreurs.

Lila essuie ses petites pattes sur son tablier. Elle est décidément très soigneuse, parfaite pour ce travail ! Je vois bien qu'elle cherche son excuse, et ça me fait sourire. J'appuie ma tête contre ma main, et la fixe d'un regard perçant. J'adore faire ça. Je me suis déjà regardé dans un miroir en faisant cela, et moi-même j'aurais baissé les yeux si l'on me regardait comme ça.

« Oui, ça va. Même si il fait froid la nuit. Mais ce n'est pas grave, nous prenons l'habitude avec les autres. »

Les yeux plissés, je hoche pensivement la tête. J'aime bien avoir l'air de ce que je ne suis pas, parfois. Je pousse un petit soupir, en me rasseyant plus confortablement.

« Froid ? En ce mois de juillet ? Allons, allons, ma petite Lila, tu me semble un peu frileuse, n'est-ce pas ? En plus ton dortoir est à côté de la cuisine, ça doit bien te réchauffer un peu ! Décidément, les jeunes de nos jours ne savent pluss de quoi se plaindre ... »

Mes appartements sont très douillets. Je ne sais plus si elle est déjà venue chez moi faire le ménage ou non. C'est possible. Si oui, elle doit savoir que tout est extrêmement bien chauffé, à raison d'une chemin dans le chambre et dans le salon. C'est vrai qu'il fait froid parfois la nuit, même en plein été ! Mais bon, ce n'est pas mon problème, elle n'a qu'à aller discuter de la pluie et du beau temps avec ses amies. Quoique, je n'apprécie pas trop les conversations entre servantes, de peur qu'il soit question de se rebeller. Je n'ai pas peur d'elles, c'est seulement que je serais obligée de les tuer et qu'il n'y aurait plus personne ensuite pour me faire la cuisine. Ce serait dommage. Et puis non, la mort est une punition bien trop douce, pour elles.

« J'ai vu ton frère pas plus tard qu'hier. Tu devrais prendre exemple sur lui, il est exemplaire ! Et il ne se plaint pas, lui. C'est un jeune soldat qui a énormément de potentiel. »

Je ne connais pas personnellement son frère. Mais j'ai déjà remarqué qu'il a un comportement exemplaire. A moins que je ne l'ai confondu avec un autre rat ?

« Mon frère n'a pas choisi d'être soldat. Il a été forcé. »

Je ne peux m'empêcher d'être surpris quelques instants. Jamais quelqu'un n'a fait preuve d'une telle insolence avec moi. Croit-elle que je ne le sais pas, que son frère a été enrôlé de force ? Ou veut-elle jouer avec moi ? C'est un jeu dangereux, ma petite. Rares sont ceux qui s'engagent bénévolement dans l'Armée de la Mort. Tous y sont forcés, directement ou non. Beaucoup le font pour leur famille. Les orphelins y sont conduits également. Pour leur garantir une sécurité. Mais rien n'est garanti, ici. Cette ville est en équilibre précaire, un juste mélange entre mensonge et vérité. Je me redresse sur mon trône, toisant Laly d'un regard noir.

« Forcé ? Oh, comme c'est malheureux ... Pourquoi n'écris-tu pas au Haut Ministre pour te plaindre de cela ? Ah oui, parce que c'est moi, le Haut Ministre. Ecoute-moi bien, gamine, ma façon de diriger cette ville est trop complexe pour qu'une petite rate comme toi puisse la comprendre. Cependant, tu serais réellement attardée si tu ne savais pas ce qui arrive à ceux qui désobéissent. A ceux qui me trahissent. Ou juste à ceux qui ont dit quelques petits mots en trop. Mm ? Tu sais ce qu'il leur arrive, gamine ? Ils meurent. Dans les Catacombes, on ne voit aucun inconvénient à tuer les traîtres. Après tout, on a besoin d'une justice, ici aussi. »

Je chuchote ces paroles en me rapprochant lentement d'elle, jusqu'à me lever. Je suis bien plus grand qu'elle, avec ses petites épaules frêles et ses pattes qui supportent à peine son poids. Certains auraient eut pitié d'elle. Pas moi. Elle ne fait que payer pour ses parents, qui ont désobéi à nos règles. Ils le savaient, pourtant. Leurs enfants ont maintenant une dette à nous rendre, et ils ne peuvent le nier.

« Tes parents semblaient se ficher de votre sort, de toute façon. S'ils tenaient à vous, ils auraient payé la Dîme. Remercie-moi, je vous ai offert une véritable famille, à ton frère et toi. »